Si 
 Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
 Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
 Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
 Sans un geste et sans un soupir ;
 
 Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
 Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre,
 Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
 Pourtant lutter et te défendre ;
 
 Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
 Travesties par des gueux pour exciter des sots,
 Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles
 Sans mentir toi-même d'un mot ;
 
 Si tu peux rester digne en étant populaire,
 Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
 Et si tu peux aimer tous tes amis en frères,
 Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi ;
 
 Si tu sais méditer, observer et connaître,
 Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
 Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
 Penser sans n'être que penseur ;
 
 Si tu sais être dur, sans jamais être en rage,
 Si tu sais être brave et jamais imprudent,
 Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
 Sans être moral et pédant ;
 
 Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
 Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
 Si tu peux conserver ton courage et ta tête
 Quand tous les autres les perdront,
 
 Alors les Rois les Dieux la Chance et la Victoire
 Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
 Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,
 Tu seras un homme mon fils !
 
(Traduction : André Maurois, 1918)
Rudyard Kipling