Les détours, seuls les détours constituent la vie : parce que le temps de la vie est celui des détours. Arriver au but (arriver à soi) signifie mourir.
Imre Kertész, Journal de galère
Penser que le bonheur puisse se travailler grâce à des exercices, c'est aller droit à l'échec. Le bonheur est quelque chose qui vous surprend. Il provient de l'accomplissement de souhaits qui remontent à l'enfance, de l'amour que vous donnez à l'autre et que l'autre vous porte et à la façon dont vous investissez le monde et découvrez les autres.
Sophie de Mijolla-Mellor, propos recueillis par Christine Angiolini, Psychologie positive : le bonheur à portée de main, Le Monde, février 2012
Sigmund Freud, le plus irreligieux des hommes, devait découvrir à la fin de sa vie que la mystique et la psychanalyse visaient.... un point commun. Comment serait-ce possible ?
Puisque le principe de plaisir commande notre vie psychique, nous sommes assujettis à deux espèces de bourreaux, dit -il en substance : nos pulsions et les objets supposés les satisfaire. Face au malaise de la civilisation qui profite de ce principe et l'exacerbe, et avant la catastrophe de la Shoah, le docteur viennois commence à entendre chez ses patients un « au-delà du principe de plaisir » : c'est la pulsion de mort. Question : existe-t-il un au-delà de la pulsion de mort ? Une sorte de re-naissance, de résurrection ? Les mystiques témoignent de cette aventure psychique et physique: non pas « au-delà » mais, en les traversant, ils se soucient du désir à mort et se mettent à l'écoute de la pulsion de mort. Dans la terminologie de sa nouvelle science, Freud dira que, par l'expérience mystique, des « rapports autrement inaccessibles » s'établissent entre « le Moi et les couches profondes pulsionnels du Ça » .
Et c'est ici que, brusquement, sous la plume de ce juif athée, tombe la formulation extravagante: la psychanalyse se choisit « un point d'attaque similaire » ». Le Moi de l'analysant, affranchi de la tutelle du Surmoi, élargit ses perceptions et se consolide de manière à s'approprier des fragments du Ça. « Là où C'était, le Moi doit advenir ». Tel serait le travail de la civilisation: à long terme, peut-être impossible, comme l'assèchement du Zuidersee. Nous sommes en 1932, Freud écrit ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse. La nuit tombera bientôt sur l'Europe et le monde. Mais Freud n'abandonne pas son archéologie du « point d'attaque similaire » entre psychanalyse et mystique. Peu avant sa mort, le 22 août 1938, le dernier mot de sa main trace cependant une ligne de démarcation dans cette similitude troublante : « Mysticisme: autoperception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça ». Entendons : plongée et perte du Moi dans l'autoperception du Ça (côté mystique) ; mais réorganisation du Moi par une interminable élucidation du Ça (côté psychanalyse). Va-et-vient fragile, risqué, indécidable ? Sans adhérer à l'expérience mystique, sans l'ignorer non plus, l'écoute analytique donne sens à sa jouissance.
Julia Kristeva, La séduction mystique
Comment se présente la maladie créatrice ? Souvent comme une névrose banale, qualifiée de « neurasthénie » ou de tout autre diagnostic conforme aux théories psychiatriques du jour. On observe des symptômes de dépression, d'épuisement, d'irritabilité, de l'insomnie, des maux de tête, des névralgies. Plus rarement, la maladie créatrice prend l'allure d'une psychose plus ou moins grave, ou encore revêt le caractère d'une maladie psychosomatique. Dans tous les cas, cependant, elle se distingue par quelques traits caractéristiques. Généralement, le début succède à une période de travail intellectuel intense, à de longues réflexions, à des méditations, peut-être encore à un travail plus technique tel que la recherche et l'accumulation du matériel intellectuel.
Pendant la maladie, le sujet est généralement obsédé par une préoccupation dominante qu'il laisse parfois apparaître mais cache souvent. Il est préoccupé par la recherche d'une chose, d'une idée qui lui importe par-dessus tout et qu'il ne perd jamais complètement de vue.
La terminaison est vécue non seulement comme libération d'une longue période de souffrances, mais comme une illumination. L'esprit du sujet est alors envahi par une idée nouvelle qui lui apparaît comme une révélation ou un ensemble de révélations. La guérison est souvent brusque, à tel point que le sujet peut en donner la date exacte. Elle est généralement suivie d'un sentiment d'exaltation, d'euphorie et d'enthousiasme si intenses que le sujet peut arriver à se sentir dédommagé d'un seul coup de toutes ses souffrances passées.
Henri F. Ellenberger, Traité d'anthropologie médicale
Il est convenu de se plaindre du babélisme des langues psychanalytiques sans voir que cette diversité signe d'abord l'impossibilité de s'en tenir au point de vue unitaire, quel qu'il soit. Ce qui est dogmatiquement possible de l'intérieur d'une théorie, ne l'est plus dès lors que l'on se frotte aux incertitudes de l'expérience pratique.
Jacques André, La revanche des méduses