vendredi 14 mai 2021

Sigmund Freud, le plus irreligieux des hommes, devait découvrir à la fin de sa vie que la mystique et la psychanalyse visaient.... un point commun. Comment serait-ce possible ?

Puisque le principe de plaisir commande notre vie psychique, nous sommes assujettis à deux espèces de bourreaux, dit -il en substance : nos pulsions et les objets supposés les satisfaire. Face au malaise de la civilisation qui profite de ce principe et l'exacerbe, et avant la catastrophe de la Shoah, le docteur viennois commence à entendre chez ses patients un « au-delà du principe de plaisir » : c'est la pulsion de mort. Question : existe-t-il un au-delà de la pulsion de mort ? Une sorte de re-naissance, de résurrection ? Les mystiques témoignent de cette aventure psychique et physique: non pas « au-delà » mais, en les traversant, ils se soucient du désir à mort et se mettent à l'écoute de la pulsion de mort. Dans la terminologie de sa nouvelle science, Freud dira que, par l'expérience mystique, des « rapports autrement inaccessibles » s'établissent entre « le Moi et les couches profondes pulsionnels du Ça » .

Et c'est ici que, brusquement, sous la plume de ce juif athée, tombe la formulation extravagante: la psychanalyse se choisit « un point d'attaque similaire » ». Le Moi de l'analysant, affranchi de la tutelle du Surmoi, élargit ses perceptions et se consolide de manière à s'approprier des fragments du Ça. « Là où C'était, le Moi doit advenir ». Tel serait le travail de la civilisation: à long terme, peut-être impossible, comme l'assèchement du Zuidersee. Nous sommes en 1932, Freud écrit ses Nouvelles conférences sur la psychanalyse. La nuit tombera bientôt sur l'Europe et le monde. Mais Freud n'abandonne pas son archéologie du « point d'attaque similaire » entre psychanalyse et mystique. Peu avant sa mort, le 22 août 1938, le dernier mot de sa main trace cependant une ligne de démarcation dans cette similitude troublante : « Mysticisme: autoperception obscure du règne, au-delà du Moi, du Ça ». Entendons : plongée et perte du Moi dans l'autoperception du Ça (côté mystique) ; mais réorganisation du Moi par une interminable élucidation du Ça (côté psychanalyse). Va-et-vient fragile, risqué, indécidable ? Sans adhérer à l'expérience mystique, sans l'ignorer non plus, l'écoute analytique donne sens à sa jouissance.

Julia Kristeva, La séduction mystique