jeudi 23 février 2017

Le non-agir (wu wei) taoïste signifie la conquête d'une liberté autre que celle qui se définit comme «libre arbitre». Un étudiant en médecine hésite entre deux spécialités: rhumatologie ou dermatologie. Il examine le pour et le contre dans l'un et l'autre cas. Au reste, c'est lui-même qui décide d'accorder du poids à tel argument plutôt qu'à tel autre. Enfin, il «tranche» et choisit. Il a fait usage de son libre arbitre. Mais le choix n'est pas création. Les deux spécialités médicales lui sont proposées par la société. Si elles existent, il n'y est pour rien.

Or il existe une autre forme d'activité et de liberté que celles impliquées par l'action, laquelle suppose le désir et la volonté d'obtenir un résultat pensé à l'avance. C'est une activité et une liberté où l'on ne choisit pas entre des possibles déjà là, mais où l'on invente les possibilités elles-mêmes. C'est la liberté de l'artiste, du poète, du philosophe créateur. Avant que Rimbaud ne l'ait engendré, le Bateau ivre était absolument inanticipable. Or, dans cette œuvre, le poète s'est exprimé dans son essence la plus intime, la plus irréductiblement personnelle, la moins socialisée, son tao. Plus exactement, il a laissé s'exprimer en lui la spontanéité du tao (ziran: le «spontané»). Pour cela, il a dû laisser de côté la société, ou l'écarter, tout comme un rebelle, pour donner libre cours en lui à l'élan créateur, à l'inventivité essentielle. Le taoïsme ne supprime pas le libre arbitre ; il le laisse à la masse des gens ordinaires, à ceux qui ont besoin que la société leur propose des voies, qui ne savent pas trouver par eux-mêmes la Voie (Tao), qui donc ne sont pas capables d'épouser le mouvement créateur de la Vie, et de se faire eux-mêmes créateurs.

Marcel Conche, Libérer la spontanéité du tao