L'apport rafraîchissant de la seconde cybernétique
À ce moment, le courant de la seconde cybernétique, avec ses apports très enrichissants, commence à se déployer. Il faudra toutefois attendre la dernière décade du 20ème siècle pour qu’il ait quelque effet sur les relations entre la psychanalyse et la systémique, mais le climat commence à s’adoucir : qui dit alors systémique, ne dit plus nécessairement anti-sujet, anti-émotion, anti-récit. Avec la notion de système auto-poïétique, renvoyant à une organisation interne du système, la « boîte noire » se trouve à nouveau et officiellement ouverte. Très brièvement, car ils sont archi-connus des lecteurs, rappelons trois apports essentiels de la cybernétique de second ordre : ils nous permettront de mieux réaliser comment certaines connivences vont désormais être possibles entre la psychanalyse et la systémique.
Dès les années 70, des biologistes systémiciens (encore eux), tels que Maturana & Varela (1980), vont insister sur la complexité des systèmes vivants. Relevant l’imprédictibilité de leur évolution, prenant en compte leur inscription dans le temps (« Ce n’est pas nous qui engendrons la flèche du temps. Bien au contraire, nous sommes ses enfants », Prigogine & Stengers, 1979), au point de prêter à chaque cellule vivante une « identité mémoriale », ces scientifiques en viennent à parler de systèmes « auto-poïétiques », « auto-organisés », ou selon l’expression de von Foerster (1981) de « machines non triviales ». Ils visent par ces termes la capacité pour les systèmes vivants, observés dans leur évolution selon un temps diachronique, de générer leurs propres composantes, selon des schémas internes qui leur sont spécifiques. Ils ne sont pas régulés par des « instructions informatives » provenant de l’environnement avec lequel ils sont toutefois en « couplage structurel ». Les notions de « mythe familial », d’« absolu cognitif », de « carte du monde », auxquelles Neuburger (1996), Caillé (1995), Elkaïm (1995) nous ont rendus sensibles dans le champ de la clinique, attestent d’une dimension « invisible » du système.
Cette importance accordée à l’« intérieur » du système va dès lors permettre de mieux comprendre comment dans un système, chaque élément qui le compose a son « autonomie » et l’acquiert selon une dynamique de différenciation. C’est là un apport complémentaire de la cybernétique de second ordre. L’élément n’est plus réduit à ses seuls comportements observables qui alimentent les interactions d’un système. Il est pensé comme disposant d’une vie propre, acquérant une autonomie en lien avec son système d’appartenance, lui-même soumis à un ordre croissant de complexité. En d’autres termes, sa différenciation évolutive va de pair avec celle de son système d’appartenance. Ce qui a pour conséquence que dans un groupe familial, par exemple, chaque membre pourra être reconnu dans sa singularité en fonction de son histoire et de sa trajectoire.
Enfin, à un niveau plus épistémologique, la valeur intrinsèque reconnue à chaque système, comme à chacun de ses éléments constitutifs, génère une compréhension plus élargie de la causalité circulaire. Celle-ci va intégrer désormais l’observateur ou le thérapeute qui, forts de leur propre organisation, sont censés interagir avec le « système observé » et donc l’influencer. Ce n’est plus ce dernier qui est la seule cible d’observation d’interactions circulaires. En prenant au sérieux la part active de l’observateur ou du thérapeute dans ce qu’il observe et ressent – posture exprimée souvent par l’énoncé : « L’observateur entre dans l’univers de son observation » –, on passe d’une épistémologie de la description à une épistémologie de la construction. En termes de processus thérapeutique, on est alors amené tout naturellement à s’interroger sur l’implication personnelle du thérapeute dans le « système observant », implication déterminée par son positionnement aussi bien cognitif que socio-émotionnel.
Nicolas Duruz, Entre psychanalyse et systémique : est-ce que mon cœur balance ?