[...] nous pouvons, bien sommairement il est vrai, définir en ces termes les buts que poursuit cet acte de parole si particulier que l’on nomme interprétation :
1. Toute interprétation, par son contenu manifeste ou par les associations qu'elle induit, vise à poser, à faire découvrir, une nouvelle relation causale entre des « effets » (les symptômes, phénomènes définissables par ce caractère commun qu’ils partagent : soit cette « souffrance névrotique » dans laquelle Freud voyait, avec raison, la motivation de la demande d’analyse) effets et éprouvés qui font partie d’un connu ou d’un connaissable par le sujet, et une cause (le désir inconscient) qui, sans analyse, resterait inconnaissable, non nommable.
Ajoutons que cette interprétation vient se substituer à « un déjà interprété » par le Je. Interpréter ce qui est cause de lui, du monde, de ses désirs, de ses souffrances, le Je n’a jamais fait autre chose. On peut même ajouter que la demande d’analyse surgit au moment où ce « déjà interprété » (ou cette causalité névrotique) vient tout à coup faire question à l’interprétant, au moment où ses liaisons causales lui font retour sous la forme d’une question et d’une question qu’il ne peut, sans risques majeurs pour son fonctionnement psychique, laisser sans réponse, mettre au silence.
2. La relation causale que pose l’analyse entre ces « effets » qui viennent bousculer ce bel ordre syntaxique auquel le Je faisait jusque-là recours pour conjuguer ses différents temps des verbes être, avoir, aimer, bousculement et « basculement » dont le Je a une connaissance car ils s’inscrivent dans sa chair, dans sa sexualité, dans son discours, et une cause jusque-là à l’abri de tout dévoilement, de toute nomination, cette nouvelle liaison causale est la création, l’apport d’une nouvelle signification-relation causale que l’on doit à l’analyse.
3. Cette découverte d’une nouvelle causalité non seulement n’emprunte rien à la répétition, mais représente ce qui vient s’opposer, casser ces mouvements régrédients ou ces points de fixation qui obligeaient le sujet à répéter, retrouver, s’engouffrer, dans les mêmes impasses, dans les mêmes voies sans issue. Or si cette action est possible c’est que l’interprétation comporte un pouvoir de transformation sur l’affect dont elle « nomme » la cause. Modification de la relation du sujet à cet affect parce que modification de la relation du Je à cette partie de lui-même qui est effectivement en butte à l’action, à la pression qu’exercent des forces agissantes dans son propre Ça.
4. Cette modification se veut « orientée ». Il ne s’agit pas d’un « transformer » qui se ferait preuve du pouvoir narcissique du sujet supposé savoir, ou du tout pouvoir de ce « savoir » si souvent demandé parce que devenu pur emblème narcissique. Cet acte de parole, cette visée de transformation, se veut au service des « intérêts du moi » ou « du principe de réalité et de son exigence de vérité » (si on privilégie les formulations choisies par Freud) ou encore disons que l’interprétation espère aboutir à un remaniement des alliances, des intrications pulsionnelles. Elle propose une autre solution au conflit pulsionnel et au conflit identificatoire. (Ajoutons en corollaire que la présence de cette visée, faute de laquelle l’analyse n’est plus qu’un jeu de société, une escroquerie ou un bluff, implique que l’analyste n’est pas neutre face aux buts respectivement choisis par Éros et Thanatos. Dans le conflit qui oppose ces deux forces il a fait son choix, il faut espérer que la haine, le mépris, la dérision, n’y ont pas la première place).
5. L’analyse, comme l’interprétation, se donnent comme but une transformation orientée de l’économie libidinale et des repères identificatoires, une autre répartition des investissements objectaux et narcissiques du Je. Cette transformation trouve sa « voie royale » dans l’interprétation. Cette dernière concerne toujours le registre causal, comme je l’ai dit, elle est création d’une nouvelle relation de cause à effet, elle agit par là sur cet inconnaissable qu’était l’affect et ses représentations, celles dont Freud disait qu’elles ignorent la parole et ne connaissent que « le langage pictural » (Freud, L’interprétation des rêves).
Piera Aulagnier, Les mouvements d'ouverture dans l'analyse des psychoses