Cette espèce d'ahurissement dans lequel nous nous réveillons chaque matin. Rien ne confirme mieux que le sommeil est une expérience authentique et comme la répétition générale de la mort. De tout ce qui peut arriver au dormeur, l'éveil est certainement ce à quoi il s'attend le moins, ce à quoi il est le moins préparé. Aucun cauchemar ne le choque comme ce brusque passage à la lumière, à une autre lumière. Nul doute que pour tout dormeur, son sommeil est définitif. L'âme quitte son corps à tire-d'aile, sans se retourner, sans esprit de retour. Elle a tout oublié, tout rejeté au néant, quand soudain une force brutale l'oblige à revenir en arrière, à réendosser sa vieille enveloppe corporelle, ses habitudes, son habitus.
Ainsi donc tout à l'heure, je vais m'allonger et me laisser glisser dans les ténèbres pour toujours. Étrange aliénation. Le dormeur est un aliéné qui se croit mort.
Michel Tournier, Vendredi ou Les limbes du Pacifique