La « delectatio morosa »
Le rapport étroit qui lie le plaisir au désir a fait s'ouvrir, dans le champ de la philosophie morale, une problématique que les théologiens chrétiens ont désignée, dès la seconde moitié du XIIe siècle, par l'expression de delectatio morosa. Or, cette expression, quand on la traduit en français par « délectation morose », conduit à une sorte de contresens. Car l'épithète morosa dont il est question ici désigne non une complaisance dans une quelconque pensée attristante, mais le plaisir que l' imagination savoure délicieusement tandis qu'elle s'attarde (moratur en latin) dans le désir d'un objet qui demeure absent, parce qu'inaccessible ou interdit.
Or, la conception d'une telle delectatio inhérente au désir même représente un tournant important par rapport à celle que se faisait de ce dernier l'Antiquité grecque. Pour Platon, en particulier, les appétits du corps et de la sensualité sont irrémédiablement insatiables, qu'il s'agisse - selon la triade mentionnée dans La République (580e) et appelée à devenir traditionnelle - de la nourriture, de la boisson ou des voluptés érotiques, à quoi il faut ajouter l'argent comme moyen de se procurer de tels plaisirs. Par rapport à chacun de ces objets, l'âme désirante, semblable à la jarre percée des Danaïdes, voit indéfiniment s'échapper ce qu'elle vient d'atteindre : plus elle cherche à se remplir, plus elle se vide. Le désir, hormis chez celui qui se donne pour objet la sagesse, est donc condamné à renaître toujours dans l'insatisfaction et l'insatiabilité.
Or, s'appuyant sur la parole évangélique selon laquelle « quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis dans son cœur l'adultère avec elle » (Matthieu, V, 28), les auteurs chrétiens problématisent de manière toute différente ce rapport entre le plaisir et le désir. Ils s'attachent à considérer - et à dénoncer, puisqu'il s'agit, à leurs yeux, de convoitises interdites - moins l'insatiabilité de ce dernier que la présence en lui du plaisir même, comme si la simple représentation imaginaire de l'objet désiré procurait une jouissance analogue à celle de la possession effective. C'est dans le cadre d'un débat sur le degré de culpabilité qui pourrait grever le mouvement spontané de la sensualité (primus motus sensualis) avant le consentement explicite de la volonté que les moralistes développent à ce sujet, au Moyen Âge surtout, le topos de la delectatio morosa, c'est-à-dire une véritable psychologie du plaisir qu'apporterait le fait de savourer avec complaisance la représentation imaginaire d'un acte prohibé.
Mais, comme on l'a dit, cette expression de delectatio morosa, qui, par elle-même, n'évoquait l'idée assombrissante de culpabilité que pour la morale chrétienne (qui plus tard taxera cette attitude psychique de « péché par pensée »), pose un problème de traduction dans les langues où l'épithète “ morose ” (comme en français et en anglais) sert généralement à qualifier un état morbide, empreint de tristesse ou de rumination chagrine. Le latin morosus, en effet, a une double étymologie : dans un cas, écrit avec la première syllabe longue, il dérive de mos, moris (« trait de caractère », avec la nuance péjorative d'humeur difficile, sombre et acrimonieuse); dans l'autre, avec la première syllabe brève, il vient du verbe moror, -aris (s'attarder) et du substantif mora (retard, arrêt, pause). Comme le français (sauf dans l'actuel vocable moratoire) et l'anglais n'ont retenu que le sens correspondant à la première étymologie, il leur est très difficile de comprendre l'épithète médiévale morosa qui se réfère au second sens et qui qualifie la jouissance que, dans son propre cœur, on peut tirer du désir lui-même. En revanche, pour l'italien, où morosità veut dire « retard [en particulier, dans l'acquittement d'une dette ou d'une obligation] » et où l'on traduit la « morosité » française ou anglaise par malinconia ou tristezza, et pour l'espagnol, où morosidad signifie également « retard » et moroso « paresseux » (« morose » pouvant alors se traduire par taciturno), le sens véritable de la delectatio morosa scolastique est plus facilement accessible, à savoir celui d'une complaisance que l'âme prend à entretenir à longueur de temps le fantasme de l'objet désiré.
Charles Baladier, Le Robert